«La photo, quelle qu’elle soit, d’où qu’elle vienne, dans quelque circonstance que ce soit, dans la seule mesure où elle figure ici, sur la page opposée, c’est-à-dire ci-contre, relève d’un monde plein, celui de la certitude : parce qu’elle a été, elle est. Si instantanément placée qu’on ne se risquera jamais à se demander d’où elle vient.À quoi s’opposent les mots qu’ici je cherche, qu’il faut trouver, élaborer, former, qu’ici j’enchaîne peu à peu à force de contournements et de minuties répétées, auxquels je m’ingénie à fournir un sens, une justification, les prenant doucement par le menton, leur amenant notes et harmoniques, à eux qui ne m’en fournissent que parcimonieusement, à eux qui sont tendus comme des pièges et moi comme un ressort, qui m’ont mis sous surveillance le temps d’une page, eux les artificiels, les camouflés, pointant l’un derrière l’autre, minuscules mécaniques baladeuses en formation, bientôt en vols serrés, nuées de petits migrateurs arrondis vus à la loupe par quelque lettré chinois, tandis qu’ils se déplacent enfin majestueusement…Écrire faisant, comme on dit chemin faisant, c’est en revenir toujours à cette idée qu’il faut procéder à une mise en suspension des mots (arrivée, flottement, immobilisation), qu’il faut atteindre ce moment, cet endroit de l’esprit, qui n’est évidemment nulle part, où les mots auront enfin formé un essaim volumineux et bruyant suspendu aux branchages blancs du haut de la page, qu’on pourra enfin reconnaître comme tel et regarder tranquillement.Alors, mais seulement alors, on pourra porter son regard sur la page ci-contre et contempler l’essaim de ces « différents lierres », le reconnaître comme tel et le regarder tranquillement, lui aussi. »
«La photo, quelle qu’elle soit, d’où qu’elle vienne, dans quelque circonstance que ce soit, dans la seule mesure où elle figure ici, sur la page opposée, c’est-à-dire ci-contre, relève d’un monde plein, celui de la certitude : parce qu’elle a été, elle est. Si instantanément placée qu’on ne se risquera jamais à se demander d’où elle vient.À quoi s’opposent les mots qu’ici je cherche, qu’il faut trouver, élaborer, former, qu’ici j’enchaîne peu à peu à force de contournements et de minuties répétées, auxquels je m’ingénie à fournir un sens, une justification, les prenant doucement par le menton, leur amenant notes et harmoniques, à eux qui ne m’en fournissent que parcimonieusement, à eux qui sont tendus comme des pièges et moi comme un ressort, qui m’ont mis sous surveillance le temps d’une page, eux les artificiels, les camouflés, pointant l’un derrière l’autre, minuscules mécaniques baladeuses en formation, bientôt en vols serrés, nuées de petits migrateurs arrondis vus à la loupe par quelque lettré chinois, tandis qu’ils se déplacent enfin majestueusement…Écrire faisant, comme on dit chemin faisant, c’est en revenir toujours à cette idée qu’il faut procéder à une mise en suspension des mots (arrivée, flottement, immobilisation), qu’il faut atteindre ce moment, cet endroit de l’esprit, qui n’est évidemment nulle part, où les mots auront enfin formé un essaim volumineux et bruyant suspendu aux branchages blancs du haut de la page, qu’on pourra enfin reconnaître comme tel et regarder tranquillement.Alors, mais seulement alors, on pourra porter son regard sur la page ci-contre et contempler l’essaim de ces « différents lierres », le reconnaître comme tel et le regarder tranquillement, lui aussi. »
Denis Roche
Le boitier de mélancolie,
édition Hazan, 1999.

Photographie : Thami Benkirane :
Département du Tarn, août 2019.
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