« Il y a toujours dans le groupe en marche (en fuite ?) un jeune homme à l’esprit délétère qui porte, en plus du poids du ciel affalé sur le désert, une peine supplémentaire- dans les couloirs de sa tête des milliers de battements d’ailes, des pâturages sans limites, des filles aux lèvres fruitières. Il connaît déjà la mer, la vastitude de l’eau dansante et l’écartèlement des rivages. Une solitude l’enveloppe, lui tisse une aura d’étrangeté, l’exclut de la caravane. C’est pourtant à lui de trouver l’eau, la parole qui revigore, c’est à lui de révéler le territoire- de l’inventer au besoin. C’est à lui de relater l’errance, de déjouer les pièges de l’aphasie, de tendre l’oreille aux chuchotements, de nommer les terres traversées.
Il existe toujours un jeune homme porteur d’un fardeau immatériel qui pèse avec le poids de l’obsession. Il sait des terres plus heureuses où le vent insinue sa fraîcheur dans les cheveux, où les arbres gémissent de volupté, où des palombes ponctuent le ciel léger. Ses yeux sont inutiles. Il n’est que narines et oreilles. Des odeurs surtout l’étourdissent, lui parlent des bêtes et des arbres, nomment pour lui les saisons. Les couleurs, les roches ont leurs odeurs, le midi des plantes surchauffées ses émanations bestiales.
Il existe un jeune homme dissipé mais qui guide (malgré lui ?) la caravane. Ses errances à lui sont sans remède, sans la récompense de la halte bue comme une bienfaisante gorgée d’eau. Ce qu’il sillonne, ce n’est pas le désert de sable et de pierres tranchantes, mais le désert périlleux de sa tête ; il ne recherche ni la verdure ni la source qui oriente les transhumances, ce qu’il recherche est blessant et inutile comme le vert trompeur des acacias- ce qu’il poursuit, c’est la courbe insistante des mouettes qui fardent la mer de leurs cris. »
Tahar Djaout (1954-1993),
L’invention du désert, Seuil 1987

Photographie : Thami Benkirane
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