Seul le grenadier – Sinan Antoon,

« Nous avons fini de laver et d’ensevelir un enfant de neuf ans, il ne lui manquait que des ailes pour ressembler à un ange. Il est mort avec son père, que nous avons lavé aussi, dans un attentat à la bombe près du théâtre national de Bagdad. Comme des poignards, mes côtes me déchiraient de l’intérieur, comme des cordes elles m’étranglaient à chaque respiration que je prenais. « Je sors, ai-je dit à Mahdi, je vais près du grenadier ». Les derniers mois, j’avais pris l’habitude de m’asseoir sur la chaise que j’avais posée devant le grenadier, pour converser avec lui ; il est devenu mon seul ami au monde. Ses fleurs rouges s’étaient épanouies, elles me paraissaient comme des plaies qui respiraient et criaient sur les branches. (…)
J’ai regardé la terre où il poussait, la terre foncée, mouillée par l’eau du lavage qu’il venait de boire. Comme il est étrange, cet arbre ! Il boit les eaux de la mort depuis des décennies, et tous les printemps, il se couvre encore de nouvelles feuilles, fleurit et porte des fruits. Est-ce pour cela que mon père l’aimait beaucoup ? « Il n’est de grenade qui ne contienne une graine des grenades du paradis », me disait-il, en citant le prophète. Mais il est là-bas, le paradis, ailleurs, les paradis sont toujours ailleurs, et tout l’enfer est ici, il s’agrandit jour après jour. Les racines de ce grenadier sont ici, comme moi, dans les profondeurs de l’enfer. Est-ce que les racines racontent tous leurs secrets aux branches, ou est-ce qu’elles leur cachent les vérités qui font mal ? Ses branches s’élèvent vers le ciel, et lorsque le vent les caresse, il semble battre des ailes pour s’envoler. Mais c’est un arbre. C’est son destin que d’être un arbre et de rester ici. Je ne cesse de répéter que je ne crois pas au destin, pourquoi donc suis-je en train de parler ainsi ? Il faudrait que je dise son histoire, plutôt. Ce que les gens nomment le destin, c’est l’histoire. Et l’histoire est aléatoire et violente, elle se déchaîne, emporte tout ce qui se trouve sur son passage, sans jamais se retourner.
Un joli rossignol s’est posé sur l’une des branches hautes du grenadier, la branche a ployé un peu sous son poids. Il a tourné sa petite tête noire couronnée d’un triangle de plumes et m’a regardé de ses yeux de jais. Lorsqu’il a de nouveau tourné la tête, j’ai vu sa joue blanche, de la même blancheur que le bout de sa queue. Il s’est mis à chanter. Son chant était si doux, on aurait dit qu’il savait que je m’étais plaint de l’éloignement du paradis, qu’il m’en rapportait une mélodie. Tu comptes construire ton nid ici ? Ma présence t’inquiète ? N’aie pas peur, je ne suis pas ton ennemi. Je me suis souvenu du rossignol que nous élevions dans une cage à la maison, quand j’étais petit. Mon père lui donnait à manger des morceaux de datte, des tranches de pomme, des grains de raisin et de grenade.
Mahdi a ouvert la porte :
– Ils en ont amené un autre, Joudi !
Le rossignol s’est enfui. J’ai soupiré et lui ai dit :
– D’accord, j’arrive ! Juste une minute.
Les vivants meurent ou partent en voyage, et les morts viennent toujours. Je croyais que la vie et la mort étaient deux mondes différents, séparés par des frontières bien nettes. Je sais maintenant qu’elles sont étroitement unies. Elles se sculptent l’une l’autre. L’une boit dans le verre de l’autre. Mon père savait cela, le grenadier le sait parfaitement aussi. Je suis comme le grenadier, mais mes branches ont été toutes coupées, cassées et enterrées avec les cadavres.
Mon cœur, lui, est devenu une grenade desséchée, qui bat au rythme de la mort et qui me lâche en tombant à chaque instant, dans un gouffre sans fond.
Mais personne ne sait. Personne.
Seul le grenadier…le sait. »

Sinan Antoon,
Seul le grenadier,
roman traduit de l’arabe (Irak) par Leyla Mansour, Sindbad Actes Sud, 2017, pages 313-316.

Photos Thami Benkirane


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